Published On: dim, Oct 14th, 2018

Joseph Le Bail et la cité de Mazagan

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Par Mustapha Jmahri (écrivain).—-christain le bail

Christian Philippe-Le Bail est né en 1945 à Mazagan où son père, ancien spahi, faisait partie de la garnison de cavalerie de remonte au lieu même sur la route de Casablanca où elle se trouve encore aujourd’hui. Son grand-père maternel n’est autre que Joseph Le Bail personnalité connue à El Jadida au temps du Protectorat. Ce notable de la ville a été l’une des chevilles ouvrières du port et de diverses affaires en rapport avec la mer. Décédé en 1966, Joseph Le Bail a voulu être enterré à El Jadida. Par ce témoignage, son petit-fils, Christian Philippe Le Bail, a bien voulu nous retracer les grandes lignes du parcours de ce grand-père dont la discrétion était telle que peu de Mazaganais, à l’époque, avaient connaissance de sa vie exceptionnelle.

Engagé à 13 ans comme mousse sur le Bretagne, un des derniers bateaux à voile, ses états de service précisent qu’il avait 17 ans de service dont 9 en mer dans la marine de guerre, avant et après 14-18 naviguant depuis les Dardanelles pour appuyer les Australiens débarqués à Gallipoli en Méditerranée et jusqu’á Mourmansk en Arctique pour venir en aide aux Russes blancs contre les bolcheviks. Une vie peu ordinaire qui a donc fait de ce breton un homme exceptionnel décoré de la Légion d’honneur.  Je suis le petit-fils de cet homme-là.

Joseph Le Bail a débuté dans les Doukkala en créant une usine de conserves de sardines au Cap Blanc (Jorf Lasfar) dans les années 1920 pour à la fin de sa vie, être directeur de l’usine textile Buisson implantée juste en face du château Buisson ou palais rouge. Il résidait au Plateau dans une villa qui existe toujours.

Il y avait de quoi discuter « marine » en famille car son gendre, Robert Haury, mari de sa seconde fille, était lui aussi marin, élève sur la Jeanne d’Arc et marin sur le Cuirassé Richelieu qui, sur ordre de Pétain, empêcha, à coups de canons, le débarquement du général De Gaulle et des Anglais à Dakar. Il fut longtemps pilote du port de Mazagan jusqu’à l’Indépendance et avait, de ce fait, une maison de fonction dans l’enceinte même du port, c’était l’espace de nos jeux pour mes cousins et moi. Voilà pourquoi je connais tous les recoins du port de Mazagan.  On comprend ainsi que, par cette personnalité forgée à la dure, mon grand-père ait participé à la vie sociale de Mazagan et en particulier sur les questions maritimes. Toutefois particulièrement réservé, peu enclin aux mondanités, il est normal qu’il n’apparaisse pas en première page lors des comptes rendus officiels.

En ce qui me concerne aujourd’hui, je ferai prochainement éditer un livre où, au plaisir de retracer la vie de mon grand-père s’ajoutera celui d’évoquer le Mazagan des années cinquante celui de mon enfance auprès de lui. Mustapha Jmahri, érudit expert en mazaganeries, nous offre donc ici déjà la primeur de quelques extraits.

Joseph Le Bail appréciait surtout ceux qui s’engageaient au service du pays et qui, bien entendu, se consacraient à toutes les activités en rapport avec la mer. S’il s’intéressait à la marine nationale, il n’oubliait pas non plus les petits métiers liés aux activités maritimes : pilotes de remorqueurs, pêcheurs, chefs des barcasses qui faisaient la navette au large pour charger de céréales les cargos dont le tirant d’eau ne leur permettait pas d’entrer dans le port, enfin tout ce qui flottait éveillait son intérêt. Il avait donc eu l’idée de favoriser les emplois en lien direct avec la mer d’autant plus que Mazagan était déjà historiquement très orientée vers ce genre d’activités bien avant même l’installation des Portugais.

Il était président des Cols Bleus, une association qu’il avait fondée et qui, entre autres, faisait chaque année venir un torpilleur, une corvette ou un contre torpilleur selon les faibles possibilités d’accostage et d’étiage dans ce port peu profond. Ainsi nombreux étaient les marins en uniforme qui participaient au grand bal qu’il organisait chaque année faisant alors rayonner la ville d’un éclat particulier. Par ailleurs, pour les jeunes tant Marocains que Français, il avait créé une école d’apprentissage maritime dans une salle à l’intérieur même de l’enceinte du port. Tous les instruments de navigation y étaient disponibles pour en comprendre les usages avec aussi un énorme tableau sur lequel étaient fixés tous les nœuds marins possibles et imaginables qui impressionnaient fort mes yeux d’enfant !

Pour la pratique, la proximité de l’océan excitait les ardeurs de tous ces marins en puissance, encore simples moussaillons qui disposaient d’une grosse et lourde chaloupe blanche, amarrée au niveau du club nautique. Une dizaine de jeunes s’entrainaient ainsi à souquer ferme avec de grandes rames aux ordres cadencés d’un maître à bord. Cette baleinière était la grande distraction de l’endroit quand elle sortait du port au rythme coordonné de ses rames, belle école pour une jeunesse unie dans l’effort et prête à affronter les épreuves de la vie. Ainsi, pour quelques heures, ces jeunes étaient fiers d’être exposés aux regards de tous. Il y avait également pour cette école et pour l’entrainement réel aux dures conditions de la nature sur l’océan, un quillard formidablement effilé, un voilier tout en bois verni de plus de 7 m de type Requin. Aujourd’hui une vraie pièce de collection pour amateurs de sensations fortes !

Il avait donc créé une école d’hommes, tout comme lui formé un demi-siècle auparavant. C’était d’abord et avant tout un homme de mer et c’est avec d’autres marins qu’il passait ses meilleurs moments à dialoguer sur le port, assis sur les rouleaux de cordages de chanvre des chalutiers au milieu des odeurs fortes de chêne, de coaltar, de mazout et de sel. Sur les rafiots même de pêcheurs, on lui préparait souvent un thé menthe sur un petit kanoun rond de terre cuite, allumé de bois noir de gras. Combien de fois l’ai-je vu manger les traditionnelles sardines grillées alignées sur une plaque de fer percée couvrant un bidon décapité et troué des nécessaires évents. Barbecue précaire flambant d’un feu de vieilles planchettes de cageots, elles-mêmes lourdes de senteurs marines : mélange de bois usé maintes fois tripoté par des mains couvertes de cambouis avec celle plus forte et omniprésente de la décomposition biologique du poisson exposé au grand soleil ! Qui n’a jamais goutté ce genre de «sardinade» avec un thé à la menthe très sucré, ne sait rien des plaisirs sur les ports de pêche du Maghreb.

Cette odeur se répandait partout sur le port de Mazagan et elle y était aussi fermement ancrée que les murailles voisines de la cité portugaise ! Il fallait tout un savoir-faire pour mordre dans ces poissons là sans toucher aux viscères affreusement amers et peu ragoûtants pleins d’odeurs incertaines. D’une main prenant la tête et de l’autre pinçant la queue, le bout des lèvres retroussées, on libère en tirant délicatement des dents, les filets de l’arête principale et tout vient en bouche en quelques secondes d’un côté puis de l’autre de l’axe central qui reste planté de ses arêtes latérales effilées et fort désagréables. Repas du pauvre par excellence mais excellent repas des pauvres encore à ce jour. Heureux, mon grand-père mangeait ainsi avec les marins des chalutiers et jetait comme eux par-dessus bord les arêtes centrales avec les viscères qui y restaient accrochés. Mouettes et goélands tournoyant à grands cris les attrapaient et se les disputaient en vol. Tombées à l’eau, se les disputaient alors des bandes de mulets aux aguets en surface dans ces eaux croupissantes de l’arrière port. Seules les grandes marées d’équinoxes refluant nettoyaient ces recoins du port de pêche aidées en cela par une horde de crabes flasques jaunes-verts grouillant en tous sens.

Souvent aussi, on lui demandait de descendre voir ce qui clochait d’un antique Bernard de remorqueur barbouillé de cambouis, plus qu’épuisé et radoubé en cale sèche. Il avait ses entrées partout, en tout temps et avec tout le monde, c’était même devenu un sujet de fierté quand quelqu’un avait un problème exigeant son savoir technique et venait lui demander son aide. Il a donc modestement aidé à développer cette petite ville dont le port était l’élément actif essentiel.

Ainsi aujourd’hui, au caveau familial du cimetière de Mazagan sont inhumés mon arrière-grand-mère maternelle Piétrera, ce grand-père Joseph Le Bail et les cendres de ma mère Françoise Le Bail ainsi qu’ils en avaient tous exprimé la volonté. Quatre générations. Que peut-on vraiment alors ajouter ?

Enfin je souhaite remercier Mustapha Jmahri pour ses écrits et pour les liens qu’il n’a cessé de tisser entre les enfants de Mazagan, toutes confessions et histoires humaines confondues dans leur cité.

 

jmahrim@yahoo.fr

Légende photo : Christian Philippe Le Bail

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