Published On: mer, Juil 3rd, 2019

Le jour où Gérard Clegnac et Abdellah Bettioui  fondirent en larmes

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  par Mustapha Jmahri—

Gérard Clegnac a vécu toute sa jeunesse à El Jadida où ses parents étaient enseignants. Après ses études primaires et secondaires à El Jadida, il partit en France. Il exerça dans la marine puis à Air France, ce qui lui permit de rester en contact avec le Maroc de ses rêves.  À notre demande, Gérard a bien voulu nous raconter brièvement cet épisode de  sa vie à El Jadida et de ses proches amis dans cette ville cosmopolite et plurielle.

Je voudrais commencer ce témoignage fait à la demande de l’historien de Mazagan, Mustapha Jmahri, par une rencontre que j’ai vécue il y a une dizaine d’années à El Jadida. Un sexagénaire marocain me croisa devant la kissaria près du cinéma Dufour. Je l’ai tout de suite reconnu mais lui non. Je ne lui ai rien dit en attendant sa réaction. Puis je lui ai mis ma main sur l’épaule et je lui ai dit : « Prépare-toi à t’évanouir ». Il y eut autour de nous un petit attroupement dont un policier qui s’était approché pour voir. Je me suis mis à chanter les premières notes de la chanson des Rolling Stones « Oh Suzie Q. ». Je savais que c’était sa chanson préférée et tout de suite il a eu les larmes aux yeux et m’a finalement reconnu. C’était mon ami, le grand handballeur jdidi Abdellah Bettioui. Et tous deux nous avons fondu en larmes.

Cette anecdote pourrait résumer un peu ce qu’était la douceur de vivre à El Jadida des années sixties. Une cité agréable et une jeunesse romantique à l’affut des nouveautés culturelles.

Fils d’un père fraichement sorti de l’école normale et d’une mère postière dans la banlieue parisienne, je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette première enfance française à Garges-lès-Gonesse chez ma grand-mère. Tout ce dont je me rappelle, c’est le vol en Constellation avec mon oncle jusqu’à Casablanca pour retrouver mes parents à Mazagan-El Jadida. Nous habitions une villa superbe près du marché central et de mon école Charcot. Mon père faisait fonction d’inspecteur avec M. Ayada, son binôme de Bir-Jdid. Ils avaient un énorme secteur où ils faisaient passer le CAP d’instituteur. Il avait fait venir de France beaucoup de ses bons copains de promo, Marionet, Doumech, Denanot et autres jeunes instituteurs de gauche. Former des cadres pour le Maroc était devenu sa mission et, comme tous les enseignants que j’ai connus à Charcot, au lycée Ibn Khaldoun ou au lycée Lyautey, ces enseignants se sont lancés dans la bataille de transmission du savoir avec passion. Le lycée ibn Khaldoun était une institution remarquable avec des enseignants de qualité : Mme Revole, Lentz, Jahidi, Rivière et un super prof de gym, Dehbi. On allait le voir jouer au hand dans la salle couverte. Combien de ministres, d’ingénieurs, de pilotes, de médecins, de cadres et d’enseignants allaient sortir de notre lycée ibn Khaldoun !

La vie à El Jadida était superbe et toute simple : le souk, la plage, le club nautique, les plongeons depuis la grue, le tennis, le café des amis, la kissaria, la foire annuelle,, sidi Bouzid, Jorf Lasfar et Moulay Abdellah.  Tant de beaux endroits que j’ai parcourus avec mon ami Bachir. Ma mère l’avait comme élève. Il a beaucoup pleuré quand elle est partie, il la considérait comme sa deuxième maman. Le dimanche, nous allions pêcher tous les deux sur les rochers de Moulay Abdellah avec nos grandes cannes et des verres de thé. On attrapait beaucoup de mulets à la pelote et rarement des loups. J’adorais rester chez mon copain Bachir à Moulay Abdellah, à attendre que la mer monte pour sortir la barque. On mangeait quelques dates et une demi-kesra. Que de bonheurs simples ! On continuait parfois sur la route pour aller vers les norias du cap Blanc qui permettaient d’abondantes productions de légumes et de bons produits de la nature. Avec mon père, nous allions plus loin au km 32, chez la famille Pillet qui exploitait une belle ferme où il faisait bon vivre dans un environnement authentique.

J’aimais les dimanches, mais, moins motivé que Bachir, je redoutais les lundis, devoirs, récitations, dictée et math. Je m’accrochais quand même. L’école Charcot, à l’époque, c’était de parties « à délivrer », le bureau du dirlo trop sévère à mon goût. Je pense à mes amis Jean Protopapas, Olivier Revole, dit sidi Zitoun, Hamelin, Fournier, Jocelyne Tackx, Correia, Belfakir, Maïnetti et Benaïssa. D’autres amis ont quitté ce monde et j’ai une pensée émue pour eux. A l’époque, on approchait de l’adolescence et, pour se divertir, il n’y avait pas d’internet ou de portables, seul le cinéma existait. Deux films à chaque séance et Mme Dufour, la propriétaire de Ciné-Paris, veillait sur tout. On préférait le balcon qui a vu nos premiers flirts. On aimait aussi le Marhaba, cinéma bien situé avec une grande salle. La jeunesse vivait comme bon lui semblait sans distinction de races, de langues, de nationalités ou de religions. On fêtait ensemble les fêtes musulmanes, juives et chrétiennes. El Jadida était une ville de la modernité.

Si mes notes de la semaine avaient été bonnes, mon père m’autorisait à passer le weekend chez les Caffin à Azemmour. Le père Caffin était un amoureux inconditionnel du Maroc et de la terre marocaine qu’il a travaillée de toute son énergie. Il était tout dévoué à sa terre et à ses ouvriers marocains. Par sa sueur et sa persévérance il a développé un genre de clémentine qui porte son nom.

El Jadida, ce fut aussi pour moi la découverte de ce qui allait devenir la grande passion de ma vie : le rugby. L’idée paraissait, à l’époque, irréalisable mais on a pu y monter une équipe de rugby. Avec mes copains Omar le policier, Caizergues, Sion, Charlie, Giovanni, Belmalem, Tribouillet, on allait jouer avec le ballon ovale sur le terrain du Petit-Pharmaghreb.  Mais très vite on a trouvé le terrain idéal : l’ancien aérodrome. Notre équipe fut connue et on allait jouer à Casablanca à la Ferme bretonne où se déroulait parfois le championnat. Les journaux du Petit Marocain et de la Vigie relataient nos exploits alors que les gamins criaient « Allez les rouges ! »

A la fin de ma carrière à Air France, la cérémonie d’adieu qui m’a été consacrée fut organisée à El Jadida, dans un hôtel face à la plage. Grâce à mon directeur, Mehdi, j’y ai emmené une soixantaine d’amis français et marocains. J’y ai parlé d’un de mes grands rêves que je souhaiterai réaliser : emmener mes petits enfants pêcher les crevettes à Moulay Abdellah et  rencontrer mes amis de jeunesse tel  le grand Abdellah Bettioui avec lequel je fredonnais les meilleures chansons des Rolling Stones, de Tornadores et des Beatles. Toute une époque bénie d’amitié, de musique et de fraternité.

jmahrim@yahoo.fr

 

 

 

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Displaying 1 Comments
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  1. Merci pour ce beau témoignage. Mes parents (et moi même) ont bien connu Gérard Clégnac. Peut-être se souvient-il de la famille Chartreux, de mon père André Chartreux, professeur à El Jadida. Oui vraiment, un beau témoignage! Merci!!!

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