Published On: mar, Juin 19th, 2018

Bouchaïb Bidaki, un homme heureux

Share This
Tags

 Par Mustapha Jmahri (écrivain)

Quand je lui ai rendu visite en ce matin du mercredi 13 juin 2018 correspondant au 28 ramadan 1439 de l’Hégire, je ne savais pas qu’il allait nous quitter trois jours plus tard. Il était veilleur de nuit chez un groupe de médecins à El Jadida sur l’avenue Chouaib Doukkali. Je l’ai trouvé sécateur en main en train de couper quelques branches d’hibiscus qui débordaient sur les marches empruntées par les patients. Il m’a demandé de revenir souvent le voir et il s’enquit de l’état de santé de ma mère. En fait, Bouchaïb et moi étions amis de longue date, c’est-à-dire depuis nos années de jeunesse.

C’est son frère M’barek Bidaki, mon collègue de travail, qui m’a informé de son décès dans la nuit du 16 juin 2018. En fait, dans les années 1960, nous étions une bande d’adolescents : M’barek, Bouchaïb, Houcine, Nourredine, mon frère Taieb et moi-même. Bouchaïb était le plus âgé, il était meunier alors que nous étions élèves aux deux collèges Chouïab Doukkali et M’hammed Rafy. Bouchaib revenait à El Jadida après avoir effleuré la mort dans un accident de circulation qui lui avait laissé des séquelles au visage. La vie, à l’époque, était simple et nous vivions dans la modestie la plus totale. Quand Bouchaïb quittait son moulin sur la route de l’aviation, nous allions en bande au café Souss en centre-ville ou bien, les dimanches, au cinéma Paris de Mme Dufour. Comme Bouchaïb ne comprenait pas le français, à chaque fois que la salle éclatait de rire, il nous demandait ce qu’il se passait, alors nous lui chuchotions à l’oreille un prétexte car nous ne pouvions élever la voix de peur des reproches de feu Alami l’ouvreur de la salle basse.

Bouchaïb était un homme du peuple, un simple citoyen qui n’avait pas fréquenté l’école mais, comme tous ceux de sa génération des débuts de l’Indépendance, il savait faire la part des choses. Il n’avait pas besoin de sortir de Cambridge ou de la Sorbonne pour analyser les situations les plus complexes. Il me dit un jour, alors que l’Amérique préparait son invasion de l’Irak : « Mustapha, si jamais Saddam Hussein disparaissait, il y aura la « rouina » en Irak ». Littéralement la ruine de l’Irak. Il appréciait aussi et grandement notre pays, le Maroc, où chacun pouvait faire ce qui lui plaisait alors que des guerres intestines détruisaient le Moyen Orient sans aucune raison valable.

Je ne saurais dire tout sur cet homme du prolétariat local. Toutefois, l’une des anecdotes amusantes à son sujet figure dans mon recueil de nouvelles mazaganaises « Figues et châtiment », recueil publié chez l’Harmattan à Paris en 2016. La nouvelle en question s’intitulait « Pourquoi Aouni était-il appelé Clint Eastwood ? ». En fait, c’était M’barek, son frère, qui le premier avait appelé son frère Bouchaib ainsi. L’histoire est développée dans ledit recueil. Mais, pour ne pas être trop long, j’aimerais simplement dire comment cet homme était philosophe à sa manière. Il avait le don d’être heureux avec juste quelques dirhams alors que des millionnaires sont parfois malheureux car plus rien ne leur fait plaisir. Un jour, il m’a raconté cette histoire. Il travaillait dans un petit supermarché à El Jadida dans les années 1990. Son travail consistait à récupérer les caddies et à les mettre en ordre. Tous les soirs, à neuf heures, à la fermeture du supermarché, Bouchaïb comptait le pourboire collecté dans la journée auprès des personnes qu’il avait aidées à décharger leurs caddies. Certains lui donnaient un demi-dirham ou un dirham. Le soir, le compte pouvait atteindre vingt dirhams, soit l’équivalent de deux euros. Cette petite somme, qui paraitrait dérisoire à la plupart, faisait de lui l’homme le plus heureux de la planète.

Dans ces cas-là, voici comment il m’avait raconté le programme de sa soirée : avant de rentrer chez lui, il achetait, au détail, quatre cigarettes Marquise, avec bout filtre, il passait ensuite chez le marchand de légumes et achetait quelques tomates, pommes de terre et poivrons. Sur son trajet vers chez lui, il bifurquait vers son café habituel pour voir le film programmé car chez lui, à l’époque, il ne possédait pas de téléviseur. Il s’attablait prés du comptoir, commandait un grand café au lait et allumait une cigarette. Avec ce café au lait, cette cigarette exquise et ce film, il savourait la vie, instant par instant, tout doucement. Sans se presser ni s’agiter inutilement.

Il allumait la deuxième cigarette, suivait la fumée blanche du regard et continuait de siroter son verre par petites gorgées, paisiblement, sans jamais se presser. En fait, il sirotait la vie. Une fois son verre et sa cigarette terminés, il rentait chez lui et se préparait un dîner avec les légumes qu’il venait d’acheter. Dans l’attente du dîner qui mijotait sur le braséro, il allumait sa troisième cigarette et buvait un thé à la menthe fraîche agrémenté d’un trait d’absinthe. Après dîner, vers minuit, il grillait sa dernière cigarette au clair de lune avant d’aller dormir d’un trait. La cigarette était sa seule petite faiblesse et le docteur lui avait conseillé de s’en débarrasser. Mais le temps a passé si vite…

Telle était la vie paisible de cet homme du peuple d’une gentillesse inégalable. Que Dieu ait son âme.

jmahrim@yahoo.fr

 

 

 

 

 

About the Author

-

laissez un commentaire

XHTML: You can use these html tags: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>