Published On: mar, Jan 9th, 2018

Si Mohammed Lebbar, l’homme du parc

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Par : Mustapha Jmahri (écrivain)–vb

Les générations de Jdidis des années 1960 et 1970 ont tous connu Si Mohammed Lebbar, en tant que surveillant du parc Mohammed V, ou parc Lyautey au temps du Protectorat. Cet homme y était tellement attaché qu’il en était presque devenu l’un de ses grands araucarias centenaires. Dès qu’un groupe de gamins ou d’adolescents entraient dans le parc, Si Mohammed Lebbar se mettait derrière eux à l’affût de la moindre atteinte portée aux plantes. Son sifflet sec et strident était entendu jusqu’à la plage qui jouxte cet espace. Si Lebbar, ancien boxeur, était de bonne constitution physique ce qui facilitait sa tâche de surveillance.

Cependant le parcours de cet homme ne peut se résumer à ce rôle de surveillant d’un espace vert. En effet, Si Mohammed Lebbar est issu d’une famille d’origine morisque de Fès qui s’était installée d’abord à Azemmour, première étape vers El Jadida. Son grand-père Haj Mohammed Lebbar faisait partie des membres de la municipalité d’Azemmour désigné en un acte pris par le général d’Amade le 30 juin 1908 au moment de l’entrée des troupes françaises à Azemmour. Son petit-fils, Si Mohammed Lebbar, est né en 1919 à Azemmour. Ils étaient deux garçons dans la famille, lui et son frère M’hammed connu comme ancien mouhtassib à El Jadida dans les années 1960. Dans les traditions orales, on raconte que c’est le fqih Bendahou qui a fait appel à la famille Lebbar pour venir de Fès et s’installer à Azemmour, au tout début du XXème siècle, afin de s’adonner au commerce de tissu anglais dit melf. Bendahou s’est marié à Tahra Lebbar.

L’enfant Si Mohammed allait connaître une vie pleine de rebondissements. D’abord il connut très tôt l’orphelinat puisque son père décéda l’année de sa naissance en 1919. La famille regagna El Jadida où sa mère se remaria avec Abbes de la tribu ouled Salem, alors que l’enfant fut élevé dans le domicile de son grand-père maternel, Raïs Abderrahmane El-Alami (dont la photo se trouve dans le livre : Le port d’El Jadida, une histoire méconnue).

Au moment du retour à El Jadida, sa mère créa Dar el-Maâlma pour la couture en étant l’une des premières femmes à utiliser la machine à coudre Singer.

On peut dire que Si Mohammed Lebbar était une personnalité débrouillarde. Sa situation sociale précaire du fait de son état d’orphelin et les difficultés de la vie en ces temps du Protectorat l’ont obligé à pratiquer toutes sortes de travaux qui lui ont permis de vivre. Ainsi il eut l’idée d’acheter et de vendre différentes choses. Il allait notamment au quartier du Plateau où résidaient principalement les Européens et scandait en passant : « Des choses à vendre, des choses à vendre ». Certaines occupantes de villas lui vendaient des balais, théières, plats, paniers, chaises et ustensiles de cuisine usagés qu’il allait revendre dans les quartiers populaires. Pour arrondir ses fins de mois, il allait souvent proposer des sandwichs aux militaires français du camp Réquiston, lieu occupé aujourd’hui par l’école Charcot. Dans les années 1940, il monta un café, rue fqih Belhaiba, en bas du quartier el-Kelaâ, où il employa quelques jeunes dont les noms seront connus plus tard comme cafetiers ou restaurateurs à El Jadida notamment Mahjoub et Tchikito.

Si Mohammed Lebbar était de forte constitution. C’est pourquoi il s’adonna à la boxe qu’il pratiquait avec d’autres Marocains et Européens de la ville. Pour ses prouesses physiques, certains, dit-on, l’appelaient Maciste. A cette époque, au début des années 1950, les galas de boxe se déroulaient au cinéma Paris, dirigé par M. et Mme Dufour. Quelquefois, il participait à des combats de boxe qui se déroulaient, l’été, sur la plage ou sur certaines places publiques et qui drainaient autant d’amateurs et de simples curieux. En parallèle, il aimait suivre les grands galas de boxe auxquels participaient Marcel Cerdan qu’il a rencontré une fois dans l’immeuble Liberté à Casablanca. Il continua de pratiquer la boxe jusqu’à l’Indépendance et devint entraineur de jeunes adeptes au club de boxe local qui ouvrit ses portes au sein du syndicat UMT de la ville. Une carte du défunt atteste de sa qualité d’entraîneur boxeur bénévole.

Son appartenance à l’UMT date de la création de ce syndicat. En effet, il était connu comme l’un des fondateurs de la Jeunesse travailliste et c’est à El Jadida que cette association a vu le jour en 1957.

Plus tard, vers 1960, Si Mohammed Lebbar sera embauché comme surveillant du grand espace vert d’El Jadida : le parc Mohammed V. Son embauche était justifiée par le fait qu’il parlait français et qu’il soignait son habillement. Il mena cette tâche à merveille et avec conscience jusqu’à son décès suite à un accident de circulation qui eut lieu en centre-ville le 20 septembre 1977 soit à deux années de la retraite.

A noter que la famille Lebbar est liée par les liens familiaux et de mariage à la majorité des anciennes familles de la cité jdidie telles les Cherkaoui, Bencherki, Abbadi, Bentouila, Jirari et Bendahou.

Enfin, j’aimerai finir cet article par ce témoignage du poète mazaganais Jean-Louis Morel qui ajoute d’autres révélations sur Lebbar : « J’ai bien connu ce personnage que ma mère appelait « Bar » et que j’ai appelé Ben Bark dans mon livre Eclats d’enfance. Nous l’appelions aussi « Rien à vendre » car il achetait beaucoup de choses papier journal, bouteilles vides non consignées (celles qui ne portaient pas d’étoiles au niveau du goulot), les peaux de lapin, etc…On aimait l’entendre parler français avec un accent que nous qualifions de « parisien » car il traînait un peu sur certaines syllabes. Il nous disait, à nous les gamins du Plateau qui jouions aux cow-boys et aux indiens : « Mais t’es pas un p’tit peu piquééé ! J’ai toujours mon 6.35 avec moaaaaa ! » Et quand les filles sautaient à la corde, il nous laissait admiratifs car il sautait très vite : on disait qu’il « faisait vinaigre ». Il avait le nez cassé comme tout bon boxeur. Un sacré personnage, haut en couleurs ! ».

 

jmahrim@yahoo.fr

 

 

NB : cet article a été préparé suite à un entretien avec Jamal Eddine Lebbar, fils de Si Mohammed Lebbar, le jeudi 21 décembre 2017. Qu’il en soit ici vivement remercié.

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