Published On: ven, Juin 23rd, 2017

Henri-Pierre Rodriguez, ancien professeur au lycée ibn Khaldoun

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Par Mustapha Jmahri (écrivain)SAMSUNG DIGITAL CAMERA

Henri-Pierre Rodriguez, né en 1942, est un ancien professeur au lycée ibn Khaldoun à El Jadida. Il a enseigné dans le cadre de la coopération dans les années scolaires 1967-68 et 1968-69 à ibn Khaldoun et ensuite à Casablanca, au lycée ibn el-Aouam, jusqu’en 1974. Rentré à Paris, depuis cette date, Henri-Pierre a repris des études de management pour devenir DRH. Ayant quitté son entreprise en 1997, il a ouvert un cabinet de consultance en RH. Retraité actif, il continue à enseigner le management et les ressources humaines dans une école de commerce à Paris. Dans ce témoignage, écrit à notre demande, Henri-Pierre Rodriguez a bien voulu évoquer ses années mazaganaises et ses souvenirs de ce vent mystérieux, comme il dit, de Mazagan. Témoignage :

***

Jeune coopérant, je débutai ma vie professionnelle à El Jadida en tant que professeur en 1967. J’y ai exercé deux ans mais cette ville-sorcière m’est restée toujours fichée en cœur et âme. Au départ, établi à Casablanca, je découvris El Jadida, après un voyage de 97 km en autocars de la CTM. La place centrale était celle d’une sous-préfecture au charme désuet avec son théâtre, sa poste, ses restaurants et un magnifique magasin de chaussures Bata. D’El Jadida, la Nouvelle, ville marocaine et océane les racines plongent très loin jusqu’aux vestiges du ribat de Tit (moulay Abdellah) là où la terre se noie dans l’Atlantique. Comptoir portugais, ceinte de remparts, la cité prit un nom aux origines obscures, Mazagan, et ce jusqu’à la fin du protectorat français où le nom ancien de « La Nouvelle » lui revint.

Le lycée ibn-Khaldoun préparait à deux baccalauréats le français et le marocain et, moi l’historien d’Art j’étais propulsé professeur d’histoire et géographie en terminales des deux types… Jeune et fringant, aimant plaire (et oui, chacun a ses faiblesses) j’arborais un costume de velours côtelé vert-bouteille et un magnifique nœud-papillon bleu nuit rayé de vert. Intimidé, je regardais la file d’élèves qui m’attendait, l’écart d’âge était faible entre un enseignant débutant et ceux qui allaient s’abreuver de ma science. En outre ma maigreur me faisait paraître plus jeune que ceux qui me devaient respect et considération. Allez Riri, bombe le torse, prends le regard du conquérant et, hop, entre dans l’arène. Je venais de me composer la noble attitude quand derrière moi retentit un sonore « en rang ». Médusé je me retourne pour bredouiller : « mais je suis professeur » et une taloche vient s’écraser sur ma nuque accompagnée d’un « il n’y a pas de mais ». J’ai eu la seule réaction possible pour s’en sortir honorablement, j’ai éclaté de rire, mes élèves aussi riaient, seul, Si Housni le répétiteur à la pédagogie hâtive était, réalisant sa méprise, au bord de la syncope…

Il se tissait des liens forts à El Jadida, mes anciens élèves et moi nous nous revoyons toujours car nul ne sort indemne du sortilège de la cité. Olivier Revol est à présent retraité après avoir été proviseur de lycée, Jamal-Eddine Tebbaa, directeur-général de l’ESG de Casablanca, Mohammed El-Kaddioui, journaliste à Paris, Rachid, homme d’affaires et Jamal-Eddine Boubker, blond aux yeux verts, élégantissime. Il portait sur lui les signes de ceux d’ailleurs, ceux pour qui la vie terrestre est trop petite. Il est décédé à moins de quarante ans…. Il y avait aussi Fouzia Tahtaoui et le petit-fils de pacha, le gracile Ahmed Belabbés, qui m’initiait aux arcanes de la danse orientale… C’est la secrétaire du lycée Mademoiselle Khadija Hadj-Tahar qui me donna le prénom marocain de Redouane qui m’est toujours resté. Une autre amie française, dont j’ai oublié le nom, avait une poitrine tellement développée, que moi le non-sportif, raffolais de parties de tennis avec elle rien que pour rire de la gêne qu’étaient ses « avantages » chaque fois qu’elle entreprenait un revers. La vie mondaine tournait autour de deux pôles, un vieil aristocrate français Adigard des Gautries et le pacha de la ville.

Lassé des voyages en autobus matin et soir, je finis par louer un petit appartement dans la zone de villas au Plateau, j’y dormais donc trois nuits par semaine. La maison avait appartenu au colonel français Butery qui, en mourant avait légué le bâtiment à son intendante. La dame, mince, toujours vêtue de caftans resplendissants et fumant cigarette sur cigarette était un vrai personnage de roman. Elle était suivie d’une gazelle favorite nommée Tarfaya qui adorait mâcher les cigarettes que son originale maîtresse lui abandonnait.

Mon appartement, au premier étage, finissait en proue sur la terre vierge, comme une nef sur une mer d’herbes ondulantes sous le vent incessant, le vent de Mazagan…
Les lieux fleuraient la vieille bourgeoisie coloniale, curieux amalgame de mobilier art-déco et d’objets orientaux, les rayonnages, nombreux, regorgeaient de livres que je dévorai. Je me rappelle en particulier un roman d’amour de Ferdinand Duchêne « Au pas lent des caravanes ». J’ai retrouvé ce livre en vente sur la toile et j’hésite à l’acquérir. Faut-il réveiller tous les souvenirs ? Les amours contrariées de Myriam et de Kaddour ne m’apparaitront-elles pas aussi plates que les Antinéa et autres Aurore de Pierre Benoît qui pourtant enchantaient mon adolescence ?

Mais ce qui par dessus tout était devenu un élixir hypnotique était le vent. A la pointe du triangle vitré qui donnait sur le néant, l’espace vibrait de souffles continus, tantôt modulés et d’autres fois stridents. Les caresses de l’air savaient devenir coups de fouet. Les arbrisseaux ratatinés par le souffle continu penchaient tous dans le même sens. Le vent liait dans une même exhalaison la vieille médina à la forteresse de la Mazagan portugaise. Une même plainte unissait la place Lyautey aux souks et à la fameuse citerne où fut tournée une séquence du film « Othello ». Les lieux susurraient la même musique immémoriale et j’entendais dans ce souffle la voix de l’Histoire, les armées de moines-soldats et les premiers colons, les Portugais aux pourpoints de brocart et aux nefs invincibles et les détonations des poudres allumées pour ne rien laisser lors de leur fuite après la reconquête marocaine. Il n’était nul besoin de fermer les yeux pour vibrer à ce chant du Monde, à cette litanie des âges où le présent apparaissait infiniment petit dans l’immense boulevard de l’histoire et démesurément grand de par sa participation au flux des temps.

Mazagan, El Jadida, a beaucoup grandi ; avant-port de Casablanca la cité est transformée par d’immenses constructions industrielles, ses plages sont des « resort ». Je n’ai donc pu illustrer mon billet que de photos d’époques révolues. Mais le vent se souvient, lui, ses transes et ses mélopées me parviennent encore intactes. Mazagan, après tant d’années, les souffles de ton vent mystérieux, transportent, j’en suis sûr, mes envoûtements de la ville. Je revois encore dans mes pensées, tous ces paysages, ces élèves et ces amis.

jmahrim@yahoo.fr

 

 

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