Published On: dim, Jan 24th, 2016

Saïd, le chagrin d’une mère

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 jmahri vue sur ville

Né en janvier 1961, décédé en mai 1963, il avait tout juste deux ans et quatre mois. Il était le dernier de la fratrie dont j’étais l’aîné : j’avais huit ans et demi. C’était mon frère, il s’appelait Saïd.

De temps en temps, je me souviens de ce petit frère disparu prématurément, beaucoup trop tôt. Disparu sans me laisser le temps de le côtoyer pour le connaître suffisamment. Ce qui me chagrine encore aujourd’hui, c’est que nous n’avons aucune photo de lui. Il faut dire que dans les débuts de ces années soixante du siècle dernier les appareils photos étaient rares et quasiment inconnus dans les familles modestes. S’il avait vécu quelques années de plus, disons jusqu’à l’âge d’entrer à l’école, mes parents auraient pu en faire faire une en vue de son inscription. Mais hélas il n’était pas resté parmi nous jusque-là. A-t-il senti que la vie d’ici-bas n’était pas à la hauteur de ses rêves ? A-t-il préféré partir et quitter ce monde sans regret ? J’ignore tous les détails de sa maladie et de sa disparition. A huit ans, je ne pouvais pas comprendre tout cela. Si j’avais su, j’aurais pu lui demander de rester avec nous ici-bas quelque temps encore pour ne pas laisser notre mère en proie à ce chagrin immense. Un chagrin qu’elle ressassa plusieurs années encore parce qu’elle n’arrivait pas à faire son deuil. Comment faire comprendre à une mère que son petit enfant bien aimé pouvait ainsi partir pour toujours ?

Ma mère était très liée à son petit Saïd. Sa mort lui fut choc immense qui l’a bouleversée très longtemps. Comment aurait-elle pu accepter la mort de son petit ange ? Tout, en lui, rayonnait d’une extrême douceur : visage rond, yeux marron et cheveux très fins. Il se portait bien mais une maudite rougeole devait le terrasser et l’emporter rapidement. Une maladie que l’on croyait bénigne mais qui, en ce temps-là, était responsable d’une forte mortalité dans tout le pays. Et puis, dans la vie, rien n’est simple.

En fait, la rougeole, maladie contagieuse, avait atteint mes trois frères en même temps : Taïeb qui avait sept ans, Rachid âgé alors de cinq ans et le benjamin Saïd qui avait presque deux ans et demi. Tous les trois étaient alités dans la même chambre et ma mère s’occupait d’eux toute seule. Elle n’avait personne pour l’aider. Ma grand-mère maternelle aurait pu le faire mais, à l’époque, elle était partie rejoindre son fils à Casablanca. Ma mère soignait ses enfants en leur donnant notamment le breuvage traditionnel à base de lentilles, céleris et autres ingrédients et en les protégeant du courant d’air. Après une semaine, l’état de Taïeb et de Rachid s’était amélioré. Ils purent récupérer et échapper à la mort alors que Saïd, sans doute victime de complications, succomba.

Le jour de sa mort, Saïd souffrait d’une forte fièvre et avait des éruptions rouges sur tout le corps. Il était bien mal en point. Le breuvage traditionnel ne lui fut d’aucune utilité. Ma mère, inquiète, mit son bébé sur le dos et alla voir le docteur Jean Lauzié dont le cabinet se trouvait en face de la kissaria Nahon. Mais, arrivée chez le docteur, l’infirmier, en homme averti, remarqua l’état anormal de l’enfant et lui dit sobrement :

-Lalla, Madame, je crois que votre enfant est décédé, ce n’est pas la peine de le montrer au docteur.

Ma mère reçut cette annonce comme un coup de massue, elle se sentit vaciller comme si la terre s’ouvrait sous elle. Elle héla donc un taxi pour revenir à la maison. Elle sanglotait tellement dans la voiture que le chauffeur lui demanda ce qui lui arrivait. Ma mère expliqua que son enfant avait la rougeole mais elle n’osa pas dire la vérité de crainte qu’il ne refuse de la transporter avec son bébé.

J’ai encore en mémoire l’image de ma mère arrivant ce 12 mai 1963 à la maison avec mon petit frère dans les bras. Tout son monde venait de s’écrouler ce jour-là. Les proches voisins assistant à la scène ont accouru pour voir l’état de l’enfant allongé sur le lit. Un par un, ils l’ont regardé puis touché. L’inquiétude et l’impuissance se lisaient sur les visages. Ils avaient fini par dire que l’enfant était encore chaud mais qu’il ne respirait plus. Mon père, lui, avait tout compris : Saïd avait quitté les siens.

Notre voisin, Allal el-Haouzi, dirigea le corps de l’enfant vers la qibla, en direction de la Mecque. Il lut deux petites sourates du Coran sur le petit. Allal n’était pas fqih mais, en bon croyant, il avait fait ce qu’il pouvait.

Mon frère Rachid, qui avait cinq ans à l’époque, se rappelle ce moment avec d’autres détails. Il avait vu ma mère descendre du taxi, à quelques mètres de la maison, et avait couru vers elle tout souriant. Il ne pouvait réaliser l’ampleur de sa tristesse. Mais, une fois plus proche d’elle, il remarqua que ses yeux étaient devenus comme deux boules de sang. Des yeux comme çà c’était anormal pour lui et donc son sourire s’effaça pour laisser la place au chagrin.

Cette image de ma mère portant mon frère sur les bras traduisait toute la détresse du monde et contrastait amplement avec une première image joyeuse : celle du petit s’appuyant sur l’encadrement de la porte de la chambre en nous offrant son sourire angélique qui allait droit au cœur. De toute son existence, si brève parmi nous, seules ces deux images me sont restées en mémoire, quoique leur netteté se soit un peu altérée avec le temps.

Ma mère a dû supporter difficilement la douleur de la disparition de son fils. Elle a ressenti ce qui lui arrivait comme une injustice du ciel envers elle. Mille questions culpabilisantes la taraudaient :

Avait-elle failli à sa mission ?

N’avait-elle pas fait pour lui ce qu’elle aurait dû faire ?

Elle sentait un vide immense qui semblait grandir chaque jour davantage autour d’elle. Ainsi, dans les jours et les mois qui suivirent ce décès, ma mère se rapprocha beaucoup de mon frère Rachid alors âgé de cinq ans. Dans son inconscient, Rachid comblait un peu le vide affectif qu’elle éprouvait dans son cœur de mère blessée et dans son cher foyer. Rachid ne la quitta plus pendant plusieurs mois. Il l’accompagnait chez les voisines, dans ses courses quotidiennes dans la ville et aussi dans ses voyages chez sa mère. Un jour, j’entendis mon père dire que sa femme avait dorénavant besoin de la présence de son petit Rachid pour compenser l’absence de Saïd. Simplement compenser car son petit Saïd était irremplaçable.

Rachid aussi devait sentir ce vide autour de lui et le vivre à sa façon. Lui et Saïd se suivaient et jouaient ensemble à la maison et devant la porte d’entrée. L’un taquinait l’autre en guise d’amusement. La perte de Saïd l’inquiéta et il ne la comprenait pas. Il lui semblait que lui aussi allait mourir. Dans sa petite tête, comme il me l’a révélé plus tard, il pensait que le plus petit devait mourir et il lui a fallu un bon bout de temps pour réaliser qu’il s’agissait là d’une fausse croyance.

Malgré les années, le souvenir de Saïd est resté vivant dans le cœur de ma mère. Au début, elle en pleurait à chaudes larmes à chaque fois qu’elle se souvenait de lui. Après, par pudeur ou par respect pour mon père, elle pleurait en catimini, et vivait son deuil en silence.

Un matin, ma mère, en se réveillant, raconta à ma sœur que, dans un rêve, elle avait vu que son petit Saïd n’était pas bien : il tournait à droite et à gauche. Angoissée, elle alla voir un pieux âlem pour lui demander une explication de ce qu’elle avait vu et vécu. Le âlem fut très direct et conseilla à ma mère d’arrêter de pleurer son fils : Dieu lui avait donné cet enfant, un jour Dieu le lui avait repris. L’homme doit s’incliner devant la volonté divine. Il lui a dit :

–          Sois raisonnable ma fille. Dieu seul sait pourquoi il t’a pris ton enfant. Tu es une bonne croyante, alors apaise-toi et sache que tes larmes ne seront d’aucune utilité pour ton fils bien aimé.

Depuis ce jour, ma mère cessa de pleurer son fils sans pour autant cesser de penser à lui. Elle arrêta aussi d’aller se recueillir sur sa tombe. Elle ne pouvait pas retenir ses larmes quand elle s’agenouillait pour toucher la terre qui couvrait sa dépouille. C’était plus fort qu’elle. Comment pourrait-on demander à une mère de retenir ses larmes ?

J’essaie encore de me rappeler les traits du petit Saïd. Mais la tâche n’est pas facile après tant d’années. J’entrevois encore sa frêle silhouette s’appuyant sur la porte de la chambre, il est vêtu d’une chemise ou d’un tricot rouge. Quoique mes souvenirs soient maigres, j’ai pu sauver de l’oubli quelques traits qui le caractérisaient, sans doute les plus essentiels : sa beauté rayonnante, son sourire éternel d’enfant joyeux et son attachement à son entourage. Quand notre mère demandait à ses grands enfants de lui chercher quelque chose dans la maison, c’était souvent lui, le plus petit, qui entendait sa demande et allait rapidement apporter l’objet désiré. Dans ce genre de chose, il était le premier. On en riait tous ensemble de bon cœur admiratifs devant tant de gentillesse débordante et tant de disponibilité qu’il manifestait envers nous tous. Mon frère aimait nous devancer ainsi pour satisfaire la demande de ma mère et il souriait triomphalement à chaque fois que cela se produisait. Je ne sais pas ce qu’il aurait pu devenir ou faire dans la vie mais ce dont je suis sûr c’est qu’il aurait été, sans aucun doute, quelqu’un de bien, pour lui et pour l’humanité toute entière.

Parmi ces trois caractéristiques, ma mère ne cesse de louer sa beauté. Notamment celle de ses grands yeux qui, selon ma mère, ressemblaient, comme deux gouttes d’eau, à ceux de ma tante paternelle. Elle ne cessait de répéter cette spécificité à tous ceux qui voulaient l’entendre. Sur ce point-là, je ne peux pas dire le contraire même si je suppose que tous les petits enfants sont beaux ; d’ailleurs je me rappelle que notre voisin, Allal el-Haouzi, avait lui aussi perdu sa fillette d’une douzaine d’années et il la considérait comme la plus belle du pays.

Feu Allal, notre voisin, ayant vécu le même drame, c’était donc lui, le plus souvent, qui accompagnait ma mère au cimetière du Msella pour se recueillir sur la tombe de Saïd. Ils pleuraient ensemble leurs enfants disparus.

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle est passé et je ne connais pas la tombe de mon petit frère disparu à jamais sans laisser de trace. D’ailleurs ma mère n’avait jamais mis de plaque sur sa tombe. Avec les années, elle a oublié son emplacement dans le cimetière fermé depuis des années déjà. Elle a gardé cependant l’habitude de distribuer du lait, du pain et des figues sèches le jour de l’Achoura aux enfants pauvres.

Je ne sais plus si le jour de sa mort j’ai pleuré beaucoup, un peu ou pas du tout. Je ne m’en souviens plus : c’est si loin derrière moi. Mais je sens encore le chagrin et je constate qu’en écrivant ce texte sur lui, aujourd’hui, en cet instant, des larmes rebelles glissent sur mon visage. Ce petit ange disparu méritait bien ce modeste éloge funèbre. A quoi servirais-je, moi, écrivain, si je ne consacrais pas ma plume un instant à ce devoir de mémoire ?

Mon frère Saïd, L’Heureux en arabe, est ici, là ou là-bas au Paradis des enfants innocents.

Que Dieu Miséricordieux ait soin de son

Mustapha Jmahri (écrivain)

 

Les ouvrages de l’auteur sont disponibles à El Jadida (librairie d’El Jadida), Casablanca (Carrefour des livres) et Rabat (librairie Agdal) ou par mail à : jmahrim@yahoo.fr

 

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  1. Un grand salut á mon ami jmahri

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